Tribune

Texte écrit par Olivier Grondeau - Prison d'Evin (Téhéran) - Janvier 2025
Publié dans l'édition du Monde du 14 janvier 2025

Il y a des mots qu’il nous coûte d’employer. Qui sont trop coupants pour ne pas nous distraire de cette tâche à laquelle on s’est attelé : survivre. Alors celles et ceux qui portent notre parole nous aident, ces mots-là, ils nous en soulagent. D’autres, en revanche, ne sauraient être dits que par nous. L’innocence. Cette chose éblouissante, cette chose aveuglante qu’est l’innocence. Il ne s’agit pas ici de l’établir : mon innocence est toute établie. Je ne suis rien d’autre qu’une monnaie d’échange. Nos ravisseurs s’en cachent à peine et les jugent l’avouent à huis clos. Mais est-ce que ça suffit ? Qu’a-t-on dit de l’innocence une fois qu’on l’a prouvée ?

J’ai rencontré l’innocence le 12 octobre 2022. Quatre hommes m’attendaient à la porte de ma chambre d’hôtel. C’étaient mes ravisseurs. Et là, tapie dans leur ombre, c’était mon innocence. J’étais trop bouleversé pour la remarquer alors. Il s’est passé un long moment avant que je commence à sentir sa présence.

Je l’ai trouvée devant ma porte, un soir que je rentrais chez moi... Barbara chante ainsi la solitude, et la ressemblance m’a frappé. C’est vrai, l’innocence, avec ses larges yeux fermés , a partie liée avec un certain type de solitude. L’enlèvement, d’abord, nous esseule : ils sont venus, m’ont découpé de la scène heureuse d’un matin d’automne et m’ont collé dans un réduit sans fenêtre. Ils m’ont esseulé à moi-même par un bandeau sur les yeux. Et puis l’interrogatoire, qui affirmait qu’au milieu de la foule insouciante ma silhouette avait été découpée car j’étais coupable. Or, tandis qu’après m’avoir dépossédé du monde et de moi-même, ils me dépossédaient de la vérité, les voilà qui m’attribuaient une qualité nouvelle. Ce qui s’est élevé soudain de l’ombre accumulée de leurs papiers, de leurs dossiers et de leurs traductions, c’est l’édifice de mon innocence. Les semaines ont passé. Je niais avec force. (Ce qui suffit, du point de vue du droit.) Je savais bien que je n’étais pas coupable. Pourtant, inexplicablement, une ligne imaginaire, un genre de tropique, m’empêchait de penser mon innocence. Ce n’est pas que je rechignais à employer le mot, c’est qu’il manquait soudain à mon vocabulaire. Ça a duré des mois. Je me dis, maintenant, que l’idole de l’innocence, c’est moi qui l’avais craintivement cachée derrière un voile, et qu’en la libérant, j’aurais dû affronter tous ces autres esprits qui lui étaient asservis : l’erreur judiciaire, le procès au long cours, voire la justice arbitraire et la prise d’otage politique. Et ces mots-là, les premiers temps, quand l’espoir de retrouver la vie d’avant n’a pas encore achevé de nous couler entre les doigts, ces mots-là, on n’en veut pas. On ne veut pas « en être arrivé là ».

Alors on se rencogne et on attend. Pendant que les lampes nous imposent un jour ininterrompu, la peur, elle, nous maintient dans une nuit artificielle. Au cœur de leur nuit, je ne m’employais plus qu’à cela : défaire la tapisserie de leurs accusations. Une question surtout m’épuisait : pourquoi me croyaient-ils coupables ? Jusqu’à aujourd’hui, pas un jour n’a passé sans que je commette cette éblouissante méprise : penser qu’ils se sont trompés. Après quinze mois d’une instruction à vide, après les aveux des juges que le verdict ne dépendait pas d’eux, revenait jour après jour cette instinctive et désarmante confiance en l’intégrité de l’autre : « pourquoi m’ont-ils cru coupable ? » Mais bien sûr qu’ils n’y ont jamais cru ! Que nous sommes les victimes de stratégies de pouvoir dont les enjeux et l’immoralité nous sont absolument, intrinsèquement étrangers ! Bien sûr que dès ma première nuit de détention, ils me savaient innocent ! Que ce n’est pas une privation de liberté qu’ils ordonnent au soir du 12 octobre, mais une séquestration ! Pourtant, rien n’a eu raison de cette question. Partout, elle me fait escorte, elle est revenue la voilà... Au plus fort du désastre : la grâce ? Cette grâce de l’innocent·e qui, à la suite de l’attaque qui a rasé sa rationalité, cherche, malgré elle, malgré lui, sous les décombres et dans les débris d’obus, un signe de l’humanité de ses agresseurs. Jamais, j’en suis persuadé, un seul de mes ravisseurs n’a pu imaginer que, de retour dans ma cellule (et encore aujourd’hui !), la question qui m’obsédait fût celle-ci : « pourquoi me croient-ils coupable ? » Jamais ils n’ont pu concevoir que ce qui me préoccupait à ce moment-là, c’était de les disculper. Liraient-ils une traduction de cette tribune qu’ils n’en croiraient pas un mot. Heureusement : ils auraient tant à assumer soudain. Et après une telle éclipse, mon innocence ne les brûlerait-elle pas ? Je ne peux quand même pas leur souhaiter ça.

Voilà ce qui m’a fait acquérir la certitude que, dans ces lugubres moments passés en cellule à défaire leur tapisserie, je tissais déjà la mienne. J’agissais bien davantage que ce que ma vision floutée de stupeur et dévorée par le bandeau ne le laissait supposer. Éclairé·e quand il faut dormir et aveuglé·e quand il faut marcher, éprouvé·e par un arsenal de tortures simples comme le pain, trop frappé·e d’une perpétuelle stupeur pour rendre consciente l’innocence, voyons pourtant quelle alternative radicale et bouleversante incarne l’innocent·e...

Depuis le jour où nos ravisseurs sont venus nous chercher, il n’y a jamais eu que ça... : façonner leur temps à notre image. Heure après heure, je tissais. Dans le plus grand secret, la nuque docilement offerte aux lucarnes et aux caméras, à l’insu de tous et de moi-même, je tissais. Peut-être me l’étais-je passé moi-même, ce second bandeau qui couvrait ma conscience, pour tisser en paix – car le fil était si fragile.

Alors on tisse, de fragiles motifs, instinctivement. C’est-à-dire : on vit. Une vie curieuse, comme juchée au-dessus de nous-mêmes. Une survie.

Et les mois ont passé. C’est déconcertant comme on a réussi à vivre. Vous comprenez qu’après 27 mois entre leurs mains, je trouve ça déconcertant. Vous comprenez qu’après 2 ans et 8 mois dans une cellule éclairée jour et nuit, au cœur de la contrainte, de la torture, de l’arbitraire et de la peur, il est déconcertant que Cécile et Jacques vivent encore ?

En un sens, nous n’avons rien à voir avec notre innocence. C’est, de la part de nos ravisseurs, une sorte d’imposition des mains. Extérieure à nous, elle nous survivra, poursuivant sa croissance chaque jour qui passe et qui la nie. Jeudi encore a été diffusé un reportage montrant que chez nous, dans les prisons d’Iran, on a beau mourir parfois, la plupart du temps on danse. Ni le mensonge, ni le cynisme, ni le meurtre n’auront raison de notre innocence. La seule manière de vous protéger de son insoutenable éclat, ce n’est pas de nous laisser mourir, c’est de nous libérer.

Car il ne faut pas s’y méprendre : l’éclat de notre innocence n’est ni un indice de notre résilience, ni une manifestation de notre vitalité. Qu’est-ce que cela dit de nous ? Pas qu’on s’en sortira. Pas qu’on verra l’été. Si seulement l’innocence rendait immortel ! Oh, il en faut, des flèches, et profond est l’émoi qui traverse alors les gradins, mais ils sont nombreux, ceux qui finissent par s’effondrer dans la poussière.

Non, ça dit de l’innocence qu’elle est une chose, oui, éblouissante.

Mais inquiétante aussi, quand elle se met à briller d’un pareil éclat. Cet éclat n’est pas le reflet de nos forces vitales. Peut-être permet-il au contraire d’en estimer la déperdition. À mesure que croît sa lumière, la nôtre s’éteint. Trop épuisé.es pour ménager davantage la susceptibilité de nos ravisseurs, Cécile, Jacques et moi atteignons cette période éphémère où notre innocence se manifeste dans son plus vif éclat, flamboie comme elle n’a jamais flamboyé. Rugit comme l’incendie. Et soudain nous nous éteindrons, consumé·es.